« Dr. Strangelove »: Docteur Folamour (Stanley Kubrick, 1963)
Le film prend la forme d’une fable ironique sur les dangers de l’humanité dépassée par la machine – thème récurrent chez Kubrick et que l’on retrouve dans » 2001″ (1968) – et sur les faiblesses de l’homme – tout comme dans absolument toute la filmographie du maître (de « L’Ultime Razzia » [« The Killing » / 1956] à « Full Metal Jacket » [1987], des « Sentiers De La Gloire » [« Paths Of Glory » / 1958] à « Eyes Wide Shut » [1999], de « Lolita » [1962] à « Shining » [1980], de « Orange Mécanique » [« A Clockwork Orange » /1971] à « Barry Lyndon » [1975] ou « 2001, L’Odyssée De L’Espace » [« 2001, A Space Odyssey » / 1968]). De tous les films de Kubrick, « Dr. Folamour » est bel et bien le plus ancré dans son époque; il s’agit même, au-delà du chef-d’oeuvre cinématographique incontestable, d’un document historique sur une période terrifiante du XXème siècle où se mélaient paranoïa et velléités belliqueuses: la guerre froide.
Tiré du roman « Red Alert » de Peter George, le film raconte comment le délire paranoïaque d’un général américain, le général Ripper, admirablement interprété par Sterling Hayden (que l’on avait déjà vu dans « L’Ultime Razzia ») mène l’humanité à l’orée d’événements à l’issue terrible, la guerre totale et mondiale, l’apocalypse nucléaire. Persuadé que les communistes de Moscou ont infiltré par le biais de l’eau les « fluides corporels » des Occidentaux capitalistes (entendez les Américains), celui-ci déclenche le terrifiant plan R qui, par son caractère irréversible, rend inéluctable la confrontation nucléaire des deux blocs antagonistes. Lors d’un banal vol d’essai, toute une escadrille d’avions armés d’ogives nucléaires reçoit l’ordre de détruire ses objectifs stratégiques situés en URSS. En bons petits soldats patriotes et obéissants comme se doit de l’être tout militaire, ceux-ci s’exécutent en dépit de la gravité inestimable des conséquences qu’aurait un tel acte.
Au prix de manœuvres diplomatiques pittoresques (Vladimir, le Premier Secrétaire du PCUS, évoque en bien des points, et en particulier ses penchants éthyliques, Boris Eltsine) et après avoir réussi non sans mal à trouver le code secret de rappel des avions en route vers leur cible respective, la catastrophe semble écartée; cependant, un avion, endommagé par un missile soviétique, ne revient pas à sa base: sa radio ne reçoit plus les ordres codés du Pentagone et du président des Etats-Unis interprétés par le génial Peter Sellers qui, par ailleurs joue également les rôles du colonel Mandrake et du Dr.Strangelove, aux réminiscences nazies et racistes dans le sens « scientifique » du terme (ce rôle faisant une référence explicite à Werner Von Braun et aux autres cerveaux de l’Allemagne hitlérienne récupérés par les Américains, tout comme les Soviétiques d’ailleurs, au sortir de la IIème Guerre Mondiale).
A travers cette satire, Stanley Kubrick met à jour son antimilitarisme exacerbé et sa vision d’une humanité toujours vulnérable et en proie à céder à ses tentations d’autodestruction. Le plan R du film évoque en bien des points l’ordinateur HAL de « 2001 » dans le sens où il s’agit d’un dispositif dans lequel l’homme a délégué le contrôle de sa destinée à une machine dont le caractère systématique permet d’éviter la fébrilité du facteur humain. Or, ce que les généraux et les politiques de « Dr. Strangelove » avaient omis, c’est que le facteur humain justement peut transformer cette sécurité en quelque chose d’incontrôlable. Comme dans nombre de films de Kubrick, un rien suffit à faire dégénérer un système établi. Le général Ripper, citant Clémenceau, et par là-même le contredisant, explique au colonel Mandrake que « la guerre est une chose trop importante pour être confiée aux hommes politiques » là où le chef d’Etat-major français remplaçait ces derniers par les militaires.
A une époque où l’on vantait les mérites de la force nucléaire de persuasion comme garantie de paix, on voit que celle-ci peut aisément échapper au contrôle de l’homme; les Soviétiques, pour éviter une attaque américaine, avaient, dans le film, et dans une certaine mesure dans la réalité historique, mis au point la « machine de l’apocalypse ». Cette disposition déclencherait automatiquement le bombardement des grandes villes du camp occidental en cas d’attaque des impérialistes; le but de ce dispositif était la dissuasion et le caractère systématique et incontrôlable de son exécution devait décourager d’éventuelles velléités offensives des Occidentaux. Or, comme l’explique le Dr. Folamour dans une scène d’anthologie dans la Salle de Guerre, ce système n’a de sens que s’il est révélé à l’adversaire! Cela devait être fait prochainement, mais il est trop tard, la machine est en route sans que l’homme ne puisse intervenir; c’était d’ailleurs sa raison d’être.
A l’époque où est tourné « Dr. Strangelove », en 1963, la planète vient justement d’éviter de justesse une troisième guerre mondiale. A la différence des deux précédentes dont pourtant le prix humain fut intolérable et l’horreur à son paroxysme, celle-ci aurait pu donner lieu à une catastrophe d’une ampleur démesurée. En effet, en octobre 1962 éclate ce que l’on nomme communément la crise des fusées; aux mains de Fidel Castro depuis janvier 1959, Cuba, asphyxié par l’embargo exercé par les Etas-Unis sur le sucre en particulier, se tourne vers l’URSS qui saisit une telle occasion d’avoir un allié à quelques miles nautiques du sol américain. En 1961, l’intervention américaine dite de la Baie des Cochons échoue. La CIA voulant ainsi détrôner les communistes de l’île n’obtient pour seul résultat que de rapprocher un peu plus Castro et Khroutchev et d’accentuer la tension dans la région. Lorsqu’en 1962 un avion espion U2 repère et photographie (voir ci-dessus) sur Cuba des rampes de lancements de fusées pointées vers le sol américain et que Kennedy exige leur retrait et impose le blocus de l’île, la crise atteint son paroxysme. La guerre nucléaire, synonyme d’anéantissement d’un des deux camps à un prix humain effroyable, semble inévitable. Après des négociations diplomatiques tendues, la situation se rétablit peu à peu et, afin d’éviter le pire, on instaure une ligne téléphonique entre la Maison-Blanche et le Kremlin, le téléphone rouge, évoqué d’ailleurs dans le film de Kubrick. Cet épisode engendre toute une série de traités de non-prolifération atomique (5 août 1963: traité de Moscou).
Cependant, la menace nucléaire est bel et bien toujours présente, même si l’homme s’efforce de la contrôler; à une époque où l’on sait que la Russie en proie au nationalisme exacerbé, confrontée à la crise économique et dans laquelle le pouvoir politique agonisant détient la bombe atomique et se livre encore aujourd’hui malgré la convention de Genève à des essais d’armes biologiques terrifiantes, à cette même époque où les fanatiques du Pakistan et de l’Inde menacent d’user de l’arme ultime pour régler leurs différends, où lorsque l’on sait que la Chine communiste, avec sa société quasi-médiévale et archaïque, dispose de la bombe H, on est en droit de ne pas être rassuré. En dépit de son expérience historique, l’homme se laisse hanter par ses démons millénaires et sa soif de violence consubstencielle. Kubrick n’avait pas confiance en l’homme et encore moins en la machine; espérons que les dirigeants de la planète auront compris que « la guerre est une chose trop importante pour être confiée à l’homme et à la machine ». Espérons aussi qu’ils aient tous vus « Dr. Folamour ». Espérons, mais cela est vraiment utopique, qu’ils auront su en tirer les leçons.